Les moulins

Dans un coin de campagne que je connais par cœur, bien avant ma naissance, se promenait quelquefois un rêveur. Il m’arrive aujourd’hui d’arpenter les mêmes sous-bois, de côtoyer la même rivière, les mêmes pierres.

J’imagine ce poète inconnu, qui était mon aïeul, un arrière-arrière grand oncle, s’émouvoir comme moi d’une lumière particulière, d’un chant d’oiseau, du bruissement de l’eau qui serpente entre les arbres.

Il s’appelait Lucien Morin. Il est mort jeune. Quelques années après sa mort, son frère réunit ses poèmes et les fit éditer. Ce vieux recueil oublié et abimé s’est retrouvé entre mes mains il y a quelques mois, cela s’appelle « Tombeau d’amour ».

Dans ce tombeau, j’ai  trouvé de bien belles choses, par exemple, cette petite saynète que je vous présente ici, heureux et fier de cette collaboration familiale et posthume. Le texte et la musique ont été écrits au même endroit, mais 130 ans les séparent.

 

Poème : Lucien Morin / Musique : Hervé Bargy

 

Il me donnaient tous deux la main,

Les beaux marmots à mine rose,

Et leurs rires, par le chemin,

Dialoguaient de mille choses.

Cécile à six ans, Marcel deux.

Ils jasaient, leurs bouches vermeilles

Faisaient voltiger autour d’eux

Comme un bourdonnement d’abeilles.

 

J’allais entre ces deux gaietés,

Qui brillaient comme l’éclair brille,

Et j’avais des airs empruntés

De jeune père de famille.

Du reste je ne causais pas ;

J’écoutais le long de la route

Mon rêve me parler tout bas,

Vous savez bien de qui sans doute…

 

Nous descendîmes dans le bois,

Ou passe sans grande colère,

Bruissant à petite voix,

Un tout petit ruisseau d’eau claire,

Vous voyez d’ici le tableau !

Les gamins avaient voulu faire

Deux moulins et les mettre à l’eau

Était toute une grosse affaire !

 

Deux moulins qui devaient si bien

Aller, munis de leur huit branches,

Qu’on ne verrait plus rien, plus rien,

Que de la pluie en perles blanches.

Je travaillai très gravement,

Il ne s’agissait pas de rire !

Mes deux marmots groupe charmant,

Pensifs regardaient sans rien dire…

 

C’était un beau matin d’été…

Cela dura peut-être une heure,

Pendant laquelle je restai

Le front penché sur l’eau qui pleure.

D’instant en instant un oiseau

S’effarouchait dans le feuillage,

Où mêlait au bruit du ruisseau

La chanson de son babillage.

 

Lorsqu’enfin je me relevai,

Triomphant la besogne faite,

Devant le travail achevé

Oh ! Ce furent des cris de fête !

Les deux moulins tournaient, tournaient

Follement, vite, vite, vite,

Et fouettant l’eau se démenaient

Comme un diable dans l’eau bénite !

 

Les marmots ouvraient de grands yeux,

Et jasaient ; leur bouches vermeilles

Faisaient voltiger autour d’eux

Comme un bourdonnement d’abeilles.

Quant à moi je ne causais pas ;

J’écoutais (toujours je l’écoute !)

Mon rêve me parler tout bas

Vous savez bien de qui sans doute.